Narrateurs 2 : Comment choisir un sujet singulier ?

Poursuivons cette première série sur les narrateurs avec une synthèse sur les possibilités de sujets en fonction du point de vue adopté, dans l’ordre bien connu de la conjugaison.

Au travers des définitions et exemples ci-après, n’oubliez jamais que le narrateur peut varier au cours d’un récit, impliquant un changement de sujet. C’est particulièrement vrai dans les récits faisant usage de dialogues où le point de vue passe alternativement d’un acteur à l’autre. D’un récit en « il », on passe alors successivement de « je » en « je », identifiant tour à tour différents acteurs. Les passages descriptifs, ou de monologues, la lecture d’une lettre écrite par un acteur à destination d’autres personnages, sont des exemples typiques de changements de point de vue au cours du récit.

« Je sortis du néant… un narrateur »

"JE" est utilisé lorsque le narrateur parle de lui.

« JE » parle de moi

JE : Première personne du singulier, c’est moi…
(enfin, c’est vous quand vous écrivez sur vous).

L’utilisation du « je » s’impose tout naturellement lorsque le narrateur est un acteur de l’histoire, « impliqué », puisqu’il participe à l’action, « présent » au coeur de l’action, et « subjectif » en raison de sa « vision personnelle » qui exprimera sans difficulté son point de vue, ses sentiments, ses pensées. En revanche, il ne sera pas capable de percevoir quoi que ce soit au-delà son champ de perception

Ce point de vue est naturellement égocentrique (donc centré sur sa propre personne) ce qui est injustement décrié par les intégristes du point de vue objectif. Attention cependant, mal utilisé, le « je » peut effectivement devenir un mode narratif pesant, larmoyant et impudique si l’auteur épanche ses états d’âme sans aucune retenue. Le lecteur peut alors se sentir très mal à l’aise.

L’auteur d’une autobiographie fera sans doute systématiquement ce choix, puisqu’il parle de lui, de sa vie, ses espoirs, ses réussites et ses échecs. Quoi de plus naturel ? Et pourtant, on se souviendra de Jules César qui parlait de lui à la troisième personne et qui, nul doute, aurait fait de même s’il avait écrit son autobiographie.

Si parler de soi à la première personne du singulier semble aller de soi, qu’en est-il de la fiction ? Lorsqu’on invente une histoire de toutes pièces, doit-on vraiment utiliser un narrateur distant ? Non, bien entendu et nous voici donc de plain-pied dans l’auto-fiction. Rien n’empêche de se glisser dans la peau du personnage fictif lorsqu’on invente une histoire afin de rendre la narration plus intime. Ce n’est rien d’autre que l’équivalent littéraire du « jeu de composition » d’un acteur s’identifiant à un personnage qu’il n’est pas.

Au lieu d’écrire sa vie, on peut alors écrire la vie qu’on aurait pu avoir, ou qu’on rêvait d’avoir, ou encore que l’on a cru vivre… ou voir de l’intérieur la vie que les autres nous attribuent.

C’est un privilège de l’écrivain de pouvoir inventer un univers, une aventure, des personnages… Alors, pourquoi s’en priver ? Réécrivez votre vie. Soyez l’explorateur intrépide dont vous rêviez étant petit. Vous écrivez le monde, rendez-le attrayant !

 

"TU" utilisé quand on parle de celui à qui l'on parle

« TU » utilisé quand on parle de celui à qui l’on s’adresse

« Je parlais trop, tu te tus… »

Tu : Deuxième personne du singulier, c’est l’autre auquel on s’adresse directement.

Certains considèrent comme un artifice le fait d’interpeller le lecteur, comme un acteur de théâtre prendrait les spectateurs à témoins. Cela peut cependant induire une certaine connivence avec ceux-ci.

C’est un choix de point de vue très rare en écriture romanesque, car l’auteur s’adresse rarement au lecteur et quand il le fait, c’est généralement entre parenthèses, pas tout au long du récit.

Un rare exemple où l’auteur le fait du début à la fin est « Le livre du voyage », de Bernard Werber. Dans ce cas, le narrateur n’est autre que le livre, en personne (si j’ose dire), qui s’adresse directement à l’humain qui le feuillette. Il commence ainsi :

 

Le livre du voyage aux éditions Albin Michel et Le Livre de Poche

« Ah, enfin tu me prends dans tes mains !
Ah, enfin tu lis ma quatrième de couverture ! Tu ne peux pas savoir comme j’attendais cet instant. J’avais si peur que tu passes sans me voir. J’avais si peur que tu rates cette expérience que nous ne pouvons vivre qu’ensemble.
Toi, lecteur, humain, vivant.
Et moi le livre, objet, inerte, mais qui peut te faire décoller pour le grand, le plus simple, le plus extraordinaire des voyages. »

Bien entendu, contrairement aux usages lors de descriptions, l’utilisation de la seconde personne du singulier est omniprésente dans les dialogues où les personnages s’adressent directement les uns aux autres.

L’interpellation peut aussi être différée quand un personnage lit une lettre qui lui est adressée en mode tutoiement.

Enfin, notons que lorsqu’il s’agit d’un vouvoiement de politesse en s’adressant à une seule personne, l’usage du « vous » est en tous points pareils à ce qui vient d’être dit pour le « tu ». Bernard Werber, dans le livre décrit plus haut, aurait pu utiliser le « vous ». Le narrateur de papier préféra un ton plus proche. Et puis un livre est parfois « verni », mais jamais « poli ». 😉

« Je tue il… »

 

"IL" lorsqu'on parle de quelqu'un d'autre

« Il/elle » lorsqu’on parle de quelqu’un d’autre

 

IL : Troisième personne du singulier.

L’usage du « je » peut-il tuer celui du « il » ? Très loin de là ! En fait, les narrations en « il » sont de très loin les plus courantes en écriture romanesque, car ce pronom personnel induit immédiatement une distanciation du narrateur à l’histoire, lui permettant de montrer les événements comme dans un film raconté par l’oeil « objectif » (ou encore l’objectif voyeur) de la caméra.

Nous voici donc en narration « objective », « distante », « absente », « non impliquée »… la plupart du temps. On s’en sert pour raconter une fiction, un récit historique, un scénario de film, feuilleton, toute histoire inventée ou non à laquelle l’auteur ne participe pas.

Nombreuses sont les ficelles qui permettent de contourner cet état de fait, car le narrateur étant un esprit capable de s’incarner dans d’autres individus (si, si, je vous assure) il lui est facile de brouiller les pistes et d’adapter un autre point de vue. Par exemple, l’auteur de sa propre biographie pourrait s’inventer un personnage fictif, journaliste par exemple, qui l’interview et rédige son histoire à la troisième personne, afin de rendre le récit impliqué moins égocentrique.

Nous avons aussi des Jules César (voir plus haut).

L’auteur peut conter une histoire qui lui est arrivée, en attribuant les péripéties à une autre personne, pour ne pas se couvrir de ridicule ou, au contraire, par humilité, selon la gloire à tirer de ses actes.

Lorsque l’oeil de la caméra devient « multi objectif », le narrateur devient « omniscient ». Il voit tout, partout en même temps, sous tous les angles et est même capable de voyager dans le temps et de lire dans les pensées. Usant largement du « il », ce pronom représentera bien souvent tout à tour des personnages différents.

Le cas du narrateur omniscient est souvent nommé « le point de vue de Dieu ». Franchement, je pense qu’il pourrait tout autant s’agir « du point de vue d’un esprit », d’un « fantôme », à chacun ses croyances, ou encore le « point de vue d’une mouche » virevoltant d’acteur en acteur… Vous me direz qu’une mouche ne lit pas dans les pensées, et je vous rétorquerai : « prouvez-le ! » 😉

Notons que si l’actant est féminin, le « elle » s’utilisera en lieu et place du « il » et cette particularité soulève une question : Pourquoi différentie-t-on le genre à la troisième personne, mais pas à la première ni à la seconde (au singulier comme au pluriel, d’ailleurs) ?

C’est le cas en français, mais aussi dans la plupart des autres langues. On distingue « Il » ou « elle », mais quand c’est « moi » ou « toi », on utilise indistinctement le « je » et le « tu » asexués.

Je peux imaginer (avis personnel) que lorsqu’on parle d’une autre personne, absente, on essaie de la décrire au mieux, notamment en indiquant son sexe, alors que quand je parle à quelqu’un de moi, il me voit, ou de lui, il sait qui il est.

Voilà qui clôture la panoplie de sujets singuliers. Rendez-vous dans le prochain article pour multiplier les acteurs… un vrai vaudeville !

Dossier Narrateurs et points de vue

Narrateurs et points de vues : comment s’y retrouver ?
Narrateurs 2 : Comment choisir un sujet singulier ?
Narrateurs 3 : Acteurs à la pelle et sujets pluriels

En attendant la suite, je vous propose de m’indiquer en commentaire, des titres de livres que vous connaissez, rédigés à la première personne (autobiographie ? Auto-fiction ?) ou, plus difficile, à la deuxième personne (comme « le livre du voyage »). Pour la troisième personne, il n’y a plus de place. Trop courant comme narrateur, ne vous fatiguez pas. 🙂

 

  1. Merci pour ton article qui rensigne sur les différentes façons d’écrire face à la feuille blanche.

    Le dernier livre que j’ai lu à la première personne celuide David Servan_Schreiber « on peut se dire au revoir plusieurs fois »

    Le fait de l’avoir écrit à la première personne dans ce livre/testament donne une intensité et une authenticité remarquables (quant à moi) au récit, je devrais dire à l’autobiographie.

    A bientôt

    • Oui, que peut-il y avoir de plus personnel que ce livre, où l’auteur parle de lui, sa vie, son oeuvre, où il est auteur impliqué dans son propos, mais aussi observateur et observé, analyste et sujet d’analyses. Très personnel et très émouvant pour ce tout dernier opus. Le choix de la personne s’imposait ici comme une évidence.

  2. Bon article =) J’ai lu « tu seras riche un homme riche mon fils » de Marc Fiorentino. Cette façon d’écrire implique beaucoup plus le lecteur.

    • Bon exemple. Je n’ai pas lu ce livre, mais le titre évoque à lui seul tout ce qu’il faut savoir sur notre sujet. S’adresser à la seconde personne du singulier à un être proche auquel chaque lecteur peut s’identifier est évidemment un excellent moyen de l’impliquer. Par substitution, on se prend pour la personne à qui sont prodigués les bons conseils… mais sans se sentir agressé par une interpellation directe. Très subtil, donc. 🙂

  3. Pas mal l’article, surtout si l’école est déjà loin. J’attends la suite (les pluriels) avec impatience. J’ai une question : où as-tu trouvé les pictos d’illustration ?
    Je les trouve clairs et limpides et j’en cherche des pareils pour mon site.
    Merci d’avance

    • Bonjour,
      J’ai pas mal cherché sur le Web avant de me faire une raison. Je ne trouvais rien qui me convienne à 100%, alors j’ai dessiné moi-même ces pictos, assez basiques, mais présentant exactement l’idée que j’avais en tête.
      N’étant pas du tout doué en dessin, je dessinerai de temps en temps ce genre de pictos, mais exclusivement pour mon blog. Ce ne serait pas raisonnable autrement 😀

  4. « La montagne de l’âme » de Gao Xingjian, (prix Nobel de littérature en 2000) est écrit avec un chapitre sur deux à la 2ème personne du singulier et un chapitre sur deux à la première personne du pluriel… très spécial, car il faut au moins lire les cent premières pages pour commencer à comprendre qui sont réellement les personnages. Ils ne semblent avoir au départ aucun lien entre-eux. Envoûtant et magnifique (à condition d’aimer les lectures atypiques et un peu ardues, faut reconnaître).

    • Un grand merci pour ce commentaire qui me séduit totalement. Je ne connaissais pas cette oeuvre, mais elle est si admirablement présentée qu’il me tarde de mettre la main dessus afin d’en commencer la lecture.

  5. Oups! Je suis tête en l’air. Ça y est ! J’ai relu et j’ai compris quel est le point de vue qui m’intéresse, c’est celui du « tu » « vous ». En revanche, je ne suis pas très sûre que ce soit le meilleur choix d’après ce que vous dîtes mais je vais continuer un peu, juste pour essayer. Merci de ces bons conseils.

    Dominique

    • Bonjour Dominique,

      Pas de soucis, il n’y a pas de « bon » ou « mauvais » choix, le meilleur choix, c’est celui dans lequel on se sent à l’aise.

      Et essayer est précisément le meilleur moyen de le découvrir.

      À bientôt

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